Prédication
Chers amis,
Voilà un an que je vous ai rejoint dans notre cheminement commun sous l’éclairage de l’Évangile. Cheminer ensemble, c’est partager des interrogations, méditer et prier ensemble.
C’est aussi se laisser bousculer par les Écritures.
Vous m’avez tous entendu dire que le texte biblique est là pour nous secouer, nous déstabiliser même, parfois : Le texte biblique nous pose plus de questions qu’il nous donne de réponses. La foi, c’est oser se faire interroger, bousculer, entraîner par Dieu dans notre vie pour que celle-ci prenne pleinement son sens profond : être des êtres humains, pleinement libres, pleinement responsables… Des êtres humains debout.
C’est la volonté de Dieu à notre égard.
Un Dieu qui pose sur chacun d’entre nous un regard d’amour pour nous entraîner dans une vie pleine…
Le texte d’aujourd’hui est une de ces rencontres qui nous invite, en tant que lecteur, en tant que spectateur, à rentrer dans la mêlée de la vie.
C’est une histoire de guérison… Une de plus, me direz-vous, de ce Jésus qui est quand même un sacré gars : nous le savons tous, c’est le Fils de Dieu…
Oui, mais… En fait, dans cette histoire, il y a deux guérisons : une réussie et une guérison qui reste à faire.
La guérison réussie, c’est bien sûr celle du sourd et muet.
Méditons-la de plus près… On peut se demander ce qui a été soigné :
Est-ce parce que dorénavant il entend qu’il peut enfin parler ? Sans doute.
Cette guérison a-t-elle été facile ? Peut-être que non, comme le laisse entendre ce soupir poussé vers le ciel par Jésus.
Toujours est-il qu’il parlait avec peine, et que maintenant, il parle correctement.
Mais est-il seulement soigné de sa difficulté à entendre et parler ?
Il apparait vite qu’il est aussi soigné d’autre chose…
Au début, il n’est qu’un objet baladé par les autres. Il est amené (« porté » en grec) par la foule.
Il est soigné alors qu’il ne demandait rien.
Il est passif, et tout le monde semble décider pour lui.
Il n’est pas une personne : il est un objet.
Jésus lui offre autre chose : Il le sort de la foule, il n’est plus mêlé à la foule, il est mis à part.
La guérison se développe loin de la masse, dans une relation de personne à personne.
Il n’est plus un handicapé, une personne moindre, il est devenu un individu qui est regardé par un autre individu.
Le sourd (comme l’aveugle plus loin dans l’Évangile, qui lui aussi est mis à part pour une guérison) n’est plus l’objet d’une foule qui l’utilise pour une guérison / tour de magie, il n’est plus une bête de foire confiée à un prestidigitateur.
Il est l’objet unique de l’attention de Jésus, il est à nouveau individualisé.
Il est, tout d’abord, guéri de cela : d’objet d’une foule, il devient le vis-à-vis d’une autre personne et donc une personne à son tour.
Le second à profiter de la guérison de Jésus, eh bien je crois que c’est Jésus lui-même…
Mais alors, de quoi Jésus était-il malade ? Me direz-vous…
Il avait deux maladies.
La première est une atrophie de sa sollicitude. Un rétrécissement messianique. Je m’explique.
Où se passe cette scène ?
Elle se passe en territoire païen. Et c’est important.
Les personnes qui demandent à être soignées ne sont pas juives.
En effet, que s’est-il passé au début du chapitre ?
Il a été interpellé par des pharisiens. Ceux-ci reprochent à Jésus et à ses disciples de ne pas respecter la loi juive et de manger avec les impurs et donc notamment les païens.
Alors il riposte : « Vous laissez de côté le commandement de Dieu et vous vous attachez à la tradition des hommes. » (Évangile selon Marc, chapitre 7, verset 8)
Il proclame, et nous l’entendons tous bien, que la loi de l’amour de Dieu et du prochain doivent passer au-dessus des lois crées par les humains.
Ça c’est le discours de Jésus.
Mais Jésus, comme beaucoup d’entre nous, comme beaucoup d’humains, a du mal à passer de ce discours aux actes.
Que s’est-il passé juste avant cette scène ?
Une femme syro-phénicienne (donc païenne) lui a demandé d’intervenir. Il a d’abord refusé en arguant qu’elle n’était pas juive. « Il ne serait pas convenant de prendre le pain des enfants pour le donner aux petits chiens ». Elle lui a répondu que « les petits chiens sous la table mangent les miettes qui tombent de la table des enfants. »
Secoué par cette interpellation de la femme (digne d’un Jésus répondant aux pharisiens), il a alors changé son regard sur elle et a accepté de la soigner.
Là, devant le sourd (païen comme la femme), Jésus s’exécute sans rien dire.
Il le soigne non seulement sans que le sourd n’ait à argumenter, mais sans qu’il ne demande rien.
Et que se passe-t-il juste après cet épisode après le sourd ?
Il va faire une multiplication des pains. Notez qu’il a déjà opéré ce miracle plus tôt dans l’Évangile, mais en territoire juif. Là, il va le faire, à nouveau, mais en territoire païen, pour des païens.
Ne pouvons-nous pas constater là une sorte de guérison de Jésus ? Un Jésus bousculé, un Jésus qui se laisse transformer lui-même par une Parole plus forte :
Il apprend que le projet que Dieu lui a confié déborde les frontières de son ethnie, de sa culture religieuse, des barrières de genre, de handicap, de ce qui est « normal », de ce qui est sa norme de référence.
Il est guéri de l’atrophie de son projet messianique.
Il ne laisse plus sa sollicitude être bridée par toutes ces barrières : il est guéri de ce qui pourrait être une restriction de l’amour du prochain qui menaçait gravement son projet messianique.
Mais il y a encore autre chose dont il est guéri.
Il avait une autre maladie liée à la première. Laquelle ?
Avez-vous retenu comment se déroule sa guérison ?
Dans l’Évangile selon Marc, les guérisons passent toutes par des mots prononcés, et des mains qui sont posées sur une personne. Mais là, Jésus fait autrement.
La personne est sourde, elle n’entend pas.
Cependant, il dit un mot, un seul : « Ephatha ».
Il lui fait peut-être lire sur les lèvres… Le texte précise : « il le dit à l’homme ».
Mais surtout, cela passe par des gestes avant de passer par des mots.
Cela passe par des gestes précis, par les doigts et la salive de Jésus qui vont toucher où est le mal, qui désignent là où est le problème : les oreilles, la langue.
Il n’est plus question d’un geste stéréotypé de guérison, mais d’une série de gestes, uniques dans tout l’Évangile, développés une seule fois, pour cette personne sourde, en propre, « kat idan » « en particulier » (Évangile selon Marc, chapitre 7, verset 33) dit le texte.
Jésus avait la même maladie que celle que nous sommes beaucoup à avoir, que beaucoup de nos Églises, institutions, médias ont : le conformisme qui exclut… Sans le vouloir.
Communiquer de la même manière avec tout le monde, et en faisant cela, exclure beaucoup de monde, car la manière courante, majoritaire, « normale » de communiquer, d’accueillir, de parler est finalement comprise par peu de monde.
Devant nos habitudes, nos façons « majoritaires » qui excluent (souvent sans le vouloir), les autres, les minorités, les gens différents, il faut savoir nous convertir pour aller chercher les mots et les gestes qui ouvrent, qui font une place.
Regardons ce que fait Jésus.
Il fait deux choses. Il touche là où se trouve le problème : les oreilles, la langue.
Pourquoi ne commencerions-nous pas par oser dire aux personnes concernées là où se trouve le problème ? : « Oui, nous, Églises, nous avons du mal à vous accueillir, vous qui êtes d’une autre culture, pauvres, handicapés, hors des normes que la société dicte et dont nous avons du mal à nous défaire. Osons mettre le doigt là où ça nous fait mal. »
Et ensuite, comme Jésus, partons à la recherche des signes pour parler à la personne dans sa langue, « selon son particulier », comme dit le texte de l’Évangile.
Le sourd est soigné, Jésus l’est aussi.
Mais alors, pour qui la guérison échoue-t-elle pour la foule ?
De quoi la foule est-elle malade et n’est pas guérie ?
Restons d’abord sur la même idée qu’auparavant.
On nous dit que l’homme « parlait avec peine » …
Et si, surtout, son problème était qu’il était « entendu » avec peine ?
Si le problème était qu’au départ, la foule et son entourage n’aient pas fait l’effort de l’écouter, à tel point qu’on veut le soigner alors qu’il ne demande rien ?
Nous voyons bien que la foule ne fait pas l’effort de l’écouter, et bien sûr, elle ne fait aucun effort pour communiquer avec lui.
Elle ne fait pas l’effort de parler dans sa langue, avec des gestes comme le fait Jésus.
Au début, non seulement, elle décide pour lui et ne cherche pas à communiquer, mais elle le promène même comme un paquet, un objet.
Et à la fin, elle n’est pas guérie car elle ne s’intéresse toujours pas à lui comme personne.
Elle ne parle pas de lui, elle parle tout de suite de généralités : Jésus « fait parler les sourds et les muets. »
Et si la maladie de la foule c’était qu’elle ne fait pas l’effort de s’intéresser à l’individu, à la personne ?
Comment pourrait-on appeler cette maladie ?
Car, c’est aussi une forme de conformisme… Cette manière de regarder les autres, une manière qui exclut, une panne de la sollicitude, mais d’abord une façon de ne voir le monde que par sacs, par groupes, en généralités, voir les choses « en gros ».
Comment appeler cela : La « grossièreté » ? La « généralissime » ? Le syndrome du sac ?
Mais surtout, en faisant cela, la foule passe à côté de Jésus, et c’est pour cela, que peut-être elle n’est pas soignée.
Elle est incapable de percevoir et de rentrer dans la relation d’individu à individu qu’instaure Jésus, car elle cherche du secret, du miracle, de la puissance.
Elle cherche du lourd, du bien spectaculaire qu’elle peut aller proclamer partout, et ainsi se mettre elle-même en avant en disant : « Hé, vous savez ce que MOI j’ai vu ? »
Car c’est bien cela qui l’intéresse, et c’est pour cela que Jésus peut bien lui demander de se taire, il n’aura aucune chance d’être entendu par cette foule qui n’a aucune envie d’entendre, de rencontrer, qui n’a qu’une seule envie : classer, juger, pour pérorer, proclamer…
Faisant cela, elle loupe Jésus, elle loupe ce que le sourd, lui, a vécu avec Jésus.
Chers amis, je crois qu’en fait, il n’y a pas de « secret » à « dévoiler », pas de scoop à publier en Une, pas de mystère qui permette de frimer sur les routes de Galilée ou les plateaux télé, mais un chemin de vie sur lequel le sourd a commencé à marcher, une expérience dont il faut être acteur (la foule est spectatrice, le sourd acteur), une expérience qui commence par une rencontre, un échange, avec une personne, un par un.
Et donc finalement, les malades et les guéris ne sont pas forcément ceux qu’on croit.
Ceux qui se croient bien portants, qui amènent des sourds pour qu’ils soient soignés, sont peut-être ceux qui restent à soigner.
Quand nous accueillons… Qui est guéri ?
Quand nous offrons une soupe… Qui est guéri ?
Quand nous prenons du temps pour le SDF, le migrant… Qui est guéri ?
Quand nous nous asseyons à table pour partager, écouter et regarder celui qui est en face de moi. Qui est guéri ?
Quand nous essayons de faire ensemble Église, au nom de Jésus Christ, qui est guéri ?
Qui est le bien portant, qui sera guéri ?
Qui reste dans le syndrome du paquet, dans la grossièreté, dans le généralissime, qui rentre dans un cheminement de la rencontre, dans l’expérience de la rencontre de l’autre, dans la relation de personne à personne ?
Ouvrez les paquets que Dieu dépose devant nous, devant chacun de nous, vous y trouverez des cadeaux. Amen.
Pasteur Hervé STÜCKER
Rennes, dimanche 8 septembre 2024.