Reconnaître et être reconnu. Reconnaître le Christ en Jésus et être reconnu par lui, c’est tout le sujet de l’Évangile de Jean dès le premier chapitre. C’est tout le sujet de l’évangile et c’est ce qui fait évangile, c’est la bonne nouvelle : Jésus est le Christ qu’il nous est donné de reconnaître et nous sommes reconnus par lui…
Cette reconnaissance chez Jean prend ici une dimension très sensible, très incarnée. Une dimension incarnée tout d’abord parce qu’elle s’inscrit dans le temps des hommes. La rencontre de Jésus se fait par étape et le texte johannique est rythmé par la succession des jours : le passage que nous avons lu commence, d’ailleurs, par « le lendemain ». Mais cette reconnaissance est surtout incarnée parce que la rencontre de Jésus ici se fait à travers les sens, à commencer par la vue. Le texte comporte en effet un très grand nombre d’occurrences du verbe « voir » : le Baptiste regarde Jésus et le désigne en le montrant, « Voici (littéralement « vois de tes yeux ») l’agneau de Dieu ». Jésus « voit » les disciples et répond à leur question en les engageant à voir par eux-mêmes : « venez et vous verrez » et c’est bien ce qu’ils font, ce dont ils font l’expérience de façon avérée : « ils vinrent et ils virent ». De même, à la fin du passage, Jésus « regarde » Simon et le reconnaît. En Jésus donc, Dieu, que « personne n’a jamais vu » (cf Jean chapitre 1 verset 18), se révèle, se donne à voir et ainsi à reconnaître.
Mais à travers le regard, les disciples existent aussi pour le Christ. Dans le texte en effet, le mouvement est double : celui des disciples vers le Christ et celui du Christ vers les disciples. C’est le mouvement d’une vraie relation. Et là encore, cette relation est une relation incarnée qui passe par la rencontre et l’expérience. Une expérience qui est d’abord celle d’un double décentrement : les disciples de Jean-Baptiste quittent Jean-Baptiste pour aller vers Jésus et Jésus, qui passe, se retourne vers eux. Il s’arrête et se retourne. Avec Jésus, Dieu n’est pas un Dieu surplombant à vénérer et reconnaître de loin. Il est d’abord le Dieu d’une rencontre, un Dieu qui vient à nous, qui se retourne vers nous et qui s’adresse à nous : « Que cherchez-vous ? ». Mais en posant cette question, le Christ ne s’impose pas. Au contraire, il nous interpelle, il nous appelle à nous exposer, à dire ce qui nous manque. Notre manque et sans doute aussi, ce qui est fondamental pour nous et qui est lié au manque, notre quête de sens pour notre vie. « Que cherchez-vous ? » Que cherchons-nous ? Quelle est notre quête de sens ?
La réponse des disciples peut-nous paraître surprenante. Elle n’est pas d’abord « Qui es-tu ? » ou même, « Es-tu bien l’agneau de Dieu ? », c’est-à-dire, dans le vocabulaire johannique, le messie attendu par Israël. Elle est beaucoup plus concrète dans sa formulation : « Où demeures-tu ? ».
A cette question, le prologue de Jean a déjà répondu : « La Parole est devenue chair ; elle a fait sa demeure parmi nous. » Et cette Parole, pour Jean, c’est bien sûr le Christ. Pour autant, Jésus n’impose pas de réponse, il offre une expérience, il propose une relation « venez et vous verrez » … La demande des disciples de voir où demeure le Christ a pour effet que les disciples demeurent effectivement avec lui. Elle n’est pas une demande vaine : elle débouche sur l’expérience d’un vrai accueil du Christ et d’une vraie rencontre parce qu’aller où demeure quelqu’un, c’est être invité chez lui, être invité à prendre une part à son intimité… Rencontrer Jésus est donc une expérience très concrète et intime.
Pour dire cette expérience d’une reconnaissance intime, Jean choisit des mots qui parlent du visible. C’est pourquoi le langage de Jean est aussi un langage symbolique. Jean utilise des mots très simples pour parler de notre relation à Dieu, des mots très incarnés mais ces mots renvoient à plus qu’eux-mêmes, leur sens déborde. Ainsi, le verbe « voir » ne se limite pas à la surface des choses et des êtres : voir, c’est ici reconnaître en vérité. De même, le verbe « demeurer » ne renvoie pas tant à un lieu précis qu’au lieu où se tient le Christ, où il nous rejoint et où il nous invite à le rejoindre… Non pas au Ciel mais ici même… En Jésus, Dieu s’incarne et avec lui, le Royaume se rend pleinement présent. Le verbe « demeurer », d’ailleurs, se décline immédiatement en « demeurer auprès de » : Jésus ne demeure pas seul mais avec les disciples… Il nous parle de la confiance que nous pouvons avoir dans la présence de Dieu, en Jésus, auprès de nous.
Reconnaître le Christ passe par l’expérience : il s’agit de vivre avec le Christ, de vivre auprès de lui. Et c’est cette expérience seule qui permet aux disciples de le nommer à leur tour, non plus seulement « Rabbi », qui renvoie à un « maître » humain mais « Messie », « Christ », en référence à l’attente d’Israël. La rencontre débouche ici sur une reconnaissance. Une reconnaissance de Jésus par les disciples et par le lecteur de Jean qui, à travers leur témoignage, est appelé à le reconnaître.
Mais la reconnaissance est double : elle est aussi celle des disciples par Jésus qui les accueille et qui va même reconnaître et renommer Pierre : « Jésus le regarda et dit : Toi, tu es Simon, fils de Jean ; eh bien tu seras appelé Céphas, ce qui se traduit : Pierre ». La deuxième rencontre de ce texte est en effet la rencontre de Simon qui est d’abord reconnu et présenté par le Christ selon sa filiation humaine : « Tu es Simon, fils de Jean ». On peut remarquer que cette connaissance est en elle-même un signe de la messianité de Jésus puisque c’est leur première rencontre dans l’économie du récit. Elle témoigne de ce que Jésus nous connaît le premier. Mais cette reconnaissance est immédiatement suivie d’une nouvelle nomination puisque Jésus renomme Simon qu’il appelle Céphas, sans mentionner, cette fois, de filiation. Ce faisant, il l’inscrit dans une autre filiation, une filiation divine, une filiation par la grâce d’une reconnaissance, une filiation par la grâce. La rencontre du Christ, l’appel du Christ fonctionne comme une nouvelle naissance pour Simon. Ainsi, rencontrer le Christ, d’une certaine façon, c’est naître à soi-même, naître à une vie nouvelle qui n’est plus celle rêvée pour nous par nos parents mais qui est la nôtre, en propre. C’est ainsi que Dieu renomme Abram qui veut dire « le père est grand », par déférence envers son père, en Abraham, « père d’une multitude » ; c’est ainsi que Saraï devient Sara, non plus « ma princesse », selon le vœu de ses parents qui affirmaient, par son prénom, leur emprise sur elle, mais juste « Princesse » … Dieu libère Abram et Saraï d’un passé qui enferme, il réoriente le couple vers l’avenir et c’est seulement alors qu’ils peuvent avoir un enfant. Abraham, Sarah, Céphas… Et nous aussi, soyons-en sûrs, nous aussi, le Christ nous appelle par notre nom et renouvelle nos vies…
On pourrait objecter qu’il y a fort peu de point commun entre nous et le patriarche Abraham ou sa femme Sara, que Pierre est Pierre, que c’est une figure majeure de l’Église, une personnalité d’exception, que c’est bien Simon que Jésus renomme et non pas nous… Mais tout, dans ce texte, concourt à nous rapprocher de Simon, fils de Jean… : il n’est pas directement disciple de Jean-Baptiste ; on ne sait rien de lui, de ses activités si ce n’est qu’il est resté chez lui ; il se laisse entraîner, peut-être même traîner par son frère. En présence du Christ, il reste passif et ne prononce pas un mot… Nous aussi les incertains, les mutiques, les réservés, nous aussi le Christ nous connaît par notre nom et nous appelle à la vie !
En Jésus, nous pouvons reconnaître le Christ et le Christ lui aussi nous reconnaît. Il ne nous reconnaît pas de loin en nous faisant un signe de la main ou de la tête comme un chef d’état qui vient saluer les foules ou un gourou soucieux de sa popularité. Il est d’abord, c’est beaucoup plus singulier, un passant… Seul… Sur notre chemin. Un passant qui se retourne vers nous et qui nous prend en compte, chacun d’entre nous. Un passant qui nous invite à demeurer auprès de lui et qui nous appelle par notre nom, qui nous appelle, chacun, à devenir ce que nous sommes à ses yeux et non pas seulement aux nôtres, aux yeux de nos parents ou de la société. En bref, le Christ nous appelle à accomplir notre vocation. Telle est la bonne nouvelle de l’évangile.
Ainsi, tout le passage que nous venons de lire est un récit de rencontre qui pose la question fondamentale de la reconnaissance et de la confiance… Pas juste de la reconnaissance et de la confiance que nous pourrions mettre en Dieu mais de la reconnaissance et de la confiance que Dieu met en nous… Cela va avec, c’est un tout et c’est une affaire de rencontre… Une affaire de rencontre qui change tout parce qu’être reconnu, être aimé, n’est-ce pas, c’est généralement ce qui fait la différence entre la vie et la mort…
C’est une affaire de rencontre et, comme dans toute vraie relation, c’est une affaire de liberté, de libre consentement, de partage sans contrainte… C’est pourquoi les paroles de l’Évangile de Jean, la Parole dans l’Évangile de Jean, toujours, résonne aussi pour nous… Car à nous aussi qui sommes venus ce matin avec nos questions, nos hésitations, notre quête de sens pour notre vie, notre désir de rencontre, nous qui nous sommes peut-être fait traîner ou entraîner comme Simon fils de Jean, un beau jour, l’a été par son frère André, à nous aussi le Christ, qui nous a aimé le premier, demande « Que cherchez-vous ? »
Et comme cette question est une question ouverte, une question qui nous est posée collectivement mais aussi individuellement, nous pouvons à présent, au seuil de cette nouvelle année, prendre le temps, avec nos mots, de lui répondre.
Amen.
Stéphanie MERCIER
A Rennes, le dimanche 14 janvier 2024