Prédication du 12 février

Vous avez raté le culte du 12 février 2023. Retrouvez la prédication de Charlotte Mijeon.

Prédication réalisée d’après le texte biblique : Matthieu 5 : 20-30

Un appel radical contre la logique de puissance et de domination

 

 

« En effet, je vous le dis, si votre justice ne dépasse pas celle des spécialistes de la loi et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux.

Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : ‘Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commet un meurtre mérite de passer en jugement.’ Mais moi je vous dis : Tout homme qui se met [sans raison] en colère contre son frère mérite de passer en jugement ; celui qui traite son frère d’imbécile mérite d’être puni par le tribunal, et celui qui le traite de fou mérite d’être puni par le feu de l’enfer. Si donc tu présentes ton offrande vers l’autel et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande devant l’autel et va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande. Mets-toi rapidement d’accord avec ton adversaire, pendant que tu es en chemin avec lui, de peur qu’il ne te livre au juge, que le juge ne te livre à l’officier de justice et que tu ne sois mis en prison. Je te le dis en vérité, tu n’en sortiras pas avant d’avoir remboursé jusqu’au dernier centime.

Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Mais moi je vous dis : Tout homme qui regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur. Si ton œil droit te pousse à mal agir, arrache-le et jette-le loin de toi, car il vaut mieux pour toi subir la perte d’un seul de tes membres que de voir ton corps entier jeté en enfer. Et si ta main droite te pousse à mal agir, coupe-la et jette-la loin de toi, car il vaut mieux pour toi subir la perte d’un seul de tes membres que de voir ton corps entier jeté en enfer. »

 

Chers frères et sœurs, on ne va pas se mentir : qui se sent à l’aise à la lecture du texte du jour ? Qui frétille de joie à l’idée de s’arracher un membre, de se retrouver en prison pour s’être mis en colère ? Si nous faisions un sondage dans ce temple, en invitant à lever la main les personnes qui se trouvent confortables avec ce qui vient d’être lu, je doute qu’il y ait grand-monde qui se manifeste. Et personnellement, une telle personne me ferait peur.

 

Cette première lecture a de quoi susciter en nous bien des réactions épidermiques !

Sentiment d’injustice devant l’évocation de condamnations aussi lourdes que disproportionnées.

Exaspération devant un scénario culpabilisant (qui d’entre nous ne s’est jamais mis en colère ?).

Consternation devant le fait de désigner des membres du corps comme responsables de nos actions (quel prévenu oserait dire devant un juge « c’est pas moi, c’est ma main » ?).

Agacement face à un discours apparemment moralisateur, de suspicion par rapport au corps et à la dimension charnelle de l’humain, qui insupporte probablement beaucoup d’entre nous ; sans parler de cette menace d’être « jeté en enfer » …

Et surtout, choc et dégoût à l’évocation d’une scène d’auto-amputation !

 

Nous pourrions nous en tenir là. Mais prendre ce texte rude au pied de la lettre, sans tenter de creuser plus, ce serait passer à côté d’une parole qui a quelque chose à nous dire. Et qui ne nous bouscule que pour mieux nous interpeller.

 

Jésus nous invite-t-il à une vie qui nie notre condition humaine ? Un royaume réservé à l’amicale des borgnes et des culs-de-jatte, ou à des rigoristes qui ne bougent plus un membre de peur de sortir des clous ? Une telle lecture serait un profond contresens.

 

Ce serait oublier que dans les Évangiles, Jésus se détourne volontiers des bien-pensants et des bien-agissants pour aller vers toutes celles et ceux qui ne sont pas « en règle ». Et qu’il est décrit non comme celui qui condamne et étrique, mais celui qui guérit les corps et les âmes, qui relève les paralysés et redonne la vue aux aveugles, qui redonne la possibilité d’une vie pleine et entière. Ce serait oublier cette phrase répétée à deux reprises chez Matthieu : « c’est la compassion que je veux, et non le sacrifice ».

Pour mieux comprendre cette parole provocatrice de Jésus, il nous faut replacer dans leur contexte ces quelques versets, dans le grand récit qu’est l’évangile selon Matthieu.

 

Ce passage se situe au début du ministère de Jésus, qui a lui-même été précédé d’une étape initiatrice : l’épisode dit de la tentation au désert. Le « tentateur » a proposé à Jésus, tout juste baptisé et proclamé « Fils de Dieu », de s’affranchir de la condition humaine et de s’emparer de la toute-puissance, ce que celui-ci a fermement refusé. Peu après, Jésus a commencé à guérir les malades et à prêcher publiquement un appel au changement radical. C’est là qu’il adresse à celles et ceux qui l’ont suivi le fameux discours du « sermon sur la montagne », dans lequel s’insère notre texte.

 

Ce discours est un renversement de la logique du monde. À 9 reprises, de façon paradoxale, ont été déclarés « heureux » ceux qui, a priori, n’ont pas de raisons de l’être. Non pas les puissants, les gagnants, les autosatisfaits… mais les personnes qui ne sont pas dans une logique de puissance et de domination : les doux, les artisans de paix, celles et ceux qui reconnaissent leurs manques, ont soif de justice… quitte à être aux prises avec les difficultés. Il évoque un royaume qui n’appartient pas à ceux qui se contentent d’être « dans les clous » par rapport à la loi donnée par Moïse, tels les scribes et les pharisiens (ce courant qui se passionne pour les jurisprudences). Non, le royaume appartient à celles et ceux qui reviennent à la source, et voient les dix paroles comme une dynamique de vie : refuser de se prendre pour Dieu et aimer son prochain comme soi-même, quitte à lutter contre ce qui, en nous, veut la toute-puissance et la domination sur l’autre.

 

C’est ici que se place notre texte. En radicalisant ses paroles, Jésus veut nous interpeller – un processus rhétorique bien connu – et nous inviter à revenir à la racine, à une justice plus abondante, à être responsables de nous-mêmes sans s’abriter derrière le légalisme.

 

Ainsi, il ne suffit pas de dire « je n’ai tué personne ! ». Jésus nous invite aussi à réaliser qu’il y a des mots, des humiliations, qui peuvent tuer, blesser ou enfermer l’autre, même si nous les pensons anodins. Et que la réconciliation, la restauration de la relation, doivent primer sur l’accomplissement des rituels religieux. Tant que nous sommes en vie, nous sommes appelés à œuvrer à cette réconciliation, pour les autres mais aussi pour nous ! Lorsque Jésus dit « arrange toi avec ton adversaire, de peur qu’il ne te livre au juge, le juge au garde, et que tu ne sois jeté en prison », ce qu’il décrit, ce n’est pas forcément la promesse d’un châtiment, mais la spirale d’enfermement en soi-même à laquelle peut mener un conflit. Qui n’a pas fait cette expérience que la rumination de nos griefs envers une personne peut devenir une prison ? Et combien – même si c’est tout sauf facile – le rétablissement du dialogue et le pardon peuvent être libérateurs ?

 

Jésus évoque ensuite, pour le radicaliser, le commandement « tu ne commettras pas d’adultère », ajoutant que regarder une femme pour la convoiter, c’est déjà commettre l’adultère. Dans l’Antiquité, l’adultère était considéré comme une rupture d’alliance d’une extrême gravité, sans comparaison avec son statut actuel. Mais si nous prenons à la racine la protestation de Jésus contre la domination sur l’autre et ce qui vient détruire la relation, il fait sens d’élargir la notion d’adultère à la question des violences sexuelles.

Car ce à quoi Jésus nous appelle ici, ce n’est pas à une forme de pudibonderie. Ce qui est en jeu, ce n’est pas tant le désir suscité lorsqu’on est touché par la beauté d’une personne – et on remarquera d’ailleurs qu’ici, il n’est pas question de rejeter la responsabilité sur la femme ! Ce que pointe Jésus, c’est plutôt l’intentionnalité : « quiconque regarde une femme pour la convoiter ». C’est ce regard qui transforme l’autre en objet, en morceau de viande que l’on pourrait s’approprier si on en avait l’occasion. Plusieurs recherches sociologiques le montrent d’ailleurs : il y a un continuum dans les violences sexistes et sexuelles, entre les regards lourds, les propos déplacés et les agressions. Un regard appuyé et insistant participe déjà de la violence envers l’autre, dans la mesure où, sans qu’il y ait viol, il peut enfermer, rabaisser, dégrader ; à l’opposé d’une relation basée sur la dignité et le respect de l’autre, vue comme un sujet en soi et non comme un simple objet de convoitise.

 

Venons-en à cet appel à s’arracher un œil ou une main plutôt que de chuter.  Le prendre au pied de la lettre (et certains l’ont fait !), en considérant que le corps est mauvais, que c’est lui le responsable qui nous tire vers le bas et qu’il vaut mieux le mutiler, ce serait commettre un contresens. Dans la culture juive qui était celle de Jésus, il est certes beaucoup question de pudeur mais on ne trouve pas de diabolisation du corps en tant que tel, ni d’opposition entre le charnel et le spirituel. Et en hébreu, langue qui connaît peu l’abstraction, les parties du corps sont souvent utilisées comme symbole.

Dans ce contexte, en parlant de s’arracher un œil, Jésus ne suggère pas de se mutiler pour ne plus voir ce qui nous choque, mais de changer radicalement le regard que nous posons sur le monde et sur autrui. C’est un appel à la responsabilité et au discernement pour en finir résolument avec des visions du monde, des grilles de lecture qui peuvent rabaisser l’autre et légitimer la violence. Qui font obstacle à une relation fondée sur la dignité et le respect de l’autre.

 

De même, l’appel à s’arracher la main droite n’est pas une injonction à trancher une main potentiellement baladeuse. Dans les textes hébraïques, la main (et surtout la droite) symbolise la capacité d’agir, la force. Ce que semble exprimer Jésus, ce n’est pas que cette capacité d’agir est mauvaise en soi, mais qu’il nous faut être vigilant par rapport à la tentation d’un abus de pouvoir qui viendrait dégrader notre relation à l’autre, jusqu’à commettre un acte grave. Et en effet, les innombrables scandales survenus ces dernières années dans les partis politiques, les milieux culturels et bien sûr les églises confirment bien à quel point le passage à l’acte des criminels était favorisé par une position de pouvoir !

 

Plus largement, cette parole provocatrice de Jésus peut aussi nous mener à nous interroger sur les conséquences d’un accroissement de notre capacité d’agir symbolisée par cette main puissante. On peut évoquer les réflexions du philosophe et théologien Jacques Ellul sur la technique, décrite comme « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toute chose la méthode absolument la plus efficace », quitte à mettre les autres valeurs au second plan. C’est ainsi qu’au nom d’un accroissement de cette capacité d’agir, qui frôle la recherche de toute-puissance, s’élaborent des systèmes techniques et économiques où les humains ne sont plus qu’un rouage, qu’on pourrait même éliminer. Des systèmes qui réduisent aussi la nature au rang de ressource à exploiter, quitte à dérégler le climat ou provoquer un effondrement de la biodiversité. Oui, il est salutaire de s’interroger sur ce que fait cette main qui peut réellement, collectivement, nous conduire à notre perte ! Et cette parole provocatrice peut nous aider, lorsqu’il y a besoin d’un électrochoc pour effectuer des changements radicaux, mais vitaux !

 

Enfin, l’enfer qui est évoqué ici par Jésus, ce n’est pas forcément un châtiment dans l’au-delà (on peut abandonner l’image d’Épinal des diables fourchus !). Ce peut être, tout simplement, la mort de la relation à l’autre ici et maintenant. Pour reprendre un slogan de la fondation Abbé Pierre, l’enfer, ce n’est pas les autres, mais soi-même coupé des autres. Un enfer-me-ment en soi-même où nous nous suffisons à nous-mêmes, mais où il n’y a plus rien de vivant, plus de place pour l’altérité.

 

Au-delà de l’idée de condamnation, soulignons enfin que l’on retrouve exactement la même image plus loin chez Matthieu, accompagnée de l’expression « mieux vaut pour toi entrer dans la vie ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit : au-delà d’une question de morale ou d’éthique sur le mal que nous pouvons faire aux autres, c’est une question existentielle. Entrer dans la vie, ici et maintenant. Certes de façon moins assurée, moins conquérante, plus tâtonnante, en assumant notre vulnérabilité et nos manques, mais en laissant une ouverture pour la rencontre de l’autre. Pour l’altérité qui nous sauve de l’aliénation. En nous mettant à la suite de Celui qui, lui aussi, a assumé sa vulnérabilité et son humanité pour nous ouvrir un chemin. Et nous pouvons laisser retentir en nous cet appel entendu dans le texte du Deutéronome : « Choisis la vie, afin que tu vives ! ».

 

Amen.

 

 

 

 

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