Prédication
Vous venez d’avoir lecture de ce texte qu’on appelle les Dix Paroles, et que souvent l’on connaît mieux sous l’appellation Les dix Commandements.
Et quand on pense aux “dix commandements”, deux images peuvent nous venir à l’esprit :
- D’un côté l’image d’une Loi divine qui tombe du ciel, une Loi divine très ancienne, originelle même, et qui s’adresse à tous les hommes. Les dix commandements, n’est-ce pas universel ? D’autant plus que ce que dont on se rappelle immédiatement, en général, c’est l’interdiction du meurtre, et l’honneur dû aux parents.
- Mais d’un autre côté, quand on pense aux dix commandements, on se souvient du péplum qui porte ce titre, avec Charlton HESTON en Moïse. Et donc à ce moment-là, l’objectif s’élargit et c’est une histoire singulière, c’est toute l’épopée des Hébreux qui apparaît, de la naissance de Moïse , la sortie d’Égypte par la mer Rouge, le veau d’or, la difficile traversée du désert, jusqu’à quelques quarante années plus tard, l’entrée en terre promise, c’est-à-dire en Canaan. Et au milieu de tout cela, il y a bien sûr la révélation au Sinaï, et le don des Tables de la Loi, le don des Dix commandements.
Si je commence de cette manière, c’est pour souligner d’entrée de jeu qu’il y a quelque chose de paradoxal dans ces dix paroles et dans leur réception. Et c’est visible rien qu’à travers ces deux souvenirs.
D’un côté les dix commandements ont une portée universelle, et d’un autre côté ils sont liés à une histoire singulière, une histoire particulière. Et c’est le premier point que je voudrais souligner.
En se rappelant le fameux péplum, notre mémoire agit, sans le savoir, de manière assez juste : à savoir qu’elle replace notre texte, nos dix paroles dans leur écrin, dans leur histoire.
Car si ces dix paroles adressées par Dieu à Moïse tombent du ciel sur le Sinaï, ce n’est pas de n’importe quel ciel.
Autrement dit, ce n’est pas un Dieu anonyme, ce n’est pas le Dieu des philosophes et des savants, ni le grand horloger de l’univers qui, fort de sa sagesse et de son expérience des hommes, envoie la Loi aux simples mortels.
C’est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu lié à l’histoire d’Israël, le Dieu qui vient de libérer son peuple de la maison de servitude, et qui s’adresse à ce peuple. Cela signifie que ces paroles, ces dix paroles, sont prononcées dans le lieu de l’Alliance, dans le lieu de la relation. Elles sont dites de quelqu’un à quelqu’un. Elles expriment une relation singulière.
Cela, on l’entend tout au long des dix paroles à travers l’emploi du “je” et du “tu”. Du “je” de Dieu et du “tu du peuple”.
Cela on l’entend dans la première parole, qui est une parole d’identification, de mise en souvenir. “Je suis l’Éternel ton Dieu, qui t’ai fait sortir d’Égypte, de la maison de servitude, tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. Je suis ton Dieu qui agis pour toi, et tu es mon peuple, toi qui as bénéficié de mon action.”
Cela, on le retrouve encore dans le 4ème commandement, qui est la prescription du shabbat. En effet, l’observance du shabbat n’est pas requise de la totalité des humains. Elle est prescrite à ce peuple seulement, c’est-à-dire au peuple juif. Ce n’est pas une loi universelle.
Et pourtant, nous n’avons pas tort en voyant le Décalogue comme une Loi universelle. Les dix paroles valent en effet pour tous les peuples de la terre. Loin de se sentir exclues, les nations doivent se sentir invitées à recevoir cette Loi, à en bénéficier.
- Déjà, on l’a déjà dit, car on y entend les lois éthiques fondamentales : respect des parents, interdit de meurtre, mais aussi de l’adultère, du vol, du faux témoignage, de la jalousie. Et tout cela relève de la morale universelle.
- Mais on doit constater également que les commandements spécifiques concernant Dieu et le shabbat ont une portée qui concerne la terre entière et l’universalité humaine.
Ils s’adressent en premier lieu au peuple de Dieu, mais leur retentissement va bien au-delà. D’abord parce que l’affirmation de Dieu comme Dieu libérateur d’un peuple va se conjuguer avec l’affirmation de “Dieu” seul “Dieu, Dieu créateur du ciel et de la Terre. Et ensuite parce que le repos sabbatique sera loi et droit non seulement pour le peuple, mais aussi pour les esclaves et serviteurs, les étrangers résidents, et même les animaux. Le repos du shabbat, de loi religieuse, va devenir loi éthique, ayant en même temps une portée cosmique.
- Autrement dit, cette histoire singulière entre Dieu et son peuple, cette Alliance, et donc aussi ces commandements visant Dieu et le shabbat concernent non seulement ce peuple-là mais la Terre entière.
C’est l’histoire des hommes, c’est l’esprit humain, ce devrait être le cosmos lui-même qui en sont bénéficiaires pour toujours. Car ce qui se dévoile dans ces paroles concernant Dieu et le shabbat, c’est un mode d’être avec Dieu, un mode d’être au monde, un mode d’être avec le prochain. Et ce mode d’être demandé par l’Alliance est en réalité emblématique de la condition humaine. Et si ce mode d’être peut paraître de quelque façon étrange à qui s’y sent extérieur, en tout cas il n’a rien d’étranger à ce qu’est l’être humain.
Mais je voudrais maintenant approfondir ceci à travers quelques remarques sur les commandements concernant Dieu, puis sur les commandements concernant le prochain.
Déjà, première remarque, si on est un familier de la Bible, on peut s’étonner de ne pas trouver dans le Décalogue, qui est comme le cœur de la Loi, le double commandement indiqué par Jésus comme l’essentiel de la Loi, à savoir “ Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme, de toute ta force, de toute ta pensée, et tu aimeras ton prochain comme toi-même.”
Les dix paroles ne nous demandent pas, du moins explicitement, d’aimer Dieu. Elles ne nous demandent pas, explicitement, d’aimer notre prochain. Leur propos, ou leur ton, est autre. Et on voit tout de suite, en les entendant ou en les lisant, que les prescriptions négatives, ou interdites, l’emportent largement sur les prescriptions positives. Comme si, avant toute avancée dans le bien, il fallait apprendre à déjà s’abstenir du mal.
Les trois commandements concernant Dieu sont d’ailleurs tous sur ce mode négatif. De l’affirmation que Dieu fait de lui-même comme libérateur de son peuple découlent en effet :
- L’interdiction d’avoir d’autres dieux ;
- L’interdiction de se faire des images et de les honorer ;
- L’interdiction d’utiliser son nom en vain.
On note une progression dans ces commandements : le premier semble logique. Puisque Dieu s’est lié à l’histoire d’un peuple, le peuple qu’il s’est choisi, puisqu’ils sont en Alliance, il semble normal que ce Dieu demande à ce peuple de n’avoir pas d’autres dieux.
Mais cela ne suffit pas. Car au fond, même l’affirmation monothéiste peut se conjuguer avec l’idolâtrie. Avoir un seul Dieu au détriment d’autres dieux ne protège pas du danger de faire de ce Dieu une idole. Alors on peut comprendre les deux autres paroles concernant Dieu comme des mesures contre ce danger.
De Dieu lui-même il est interdit de se faire des images, qu’il s’agisse d’images taillées, comme dans l’histoire du veau d’or, ou encore d’images mentales. Autrement dit, attention à ne pas enfermer Dieu dans une image que l’on se ferait de lui.
Être idolâtre, ce n’est pas seulement se fabriquer des amulettes ou des statues, c’est s’occuper, ou même se suroccuper le regard, les mains, la pensée, le cœur, la vie, afin de ne pas connaître Dieu, de ne pas entendre ni attendre sa Parole et sa Loi. C’est remplacer la possibilité de sa présence par ce qui rend sa présence impossible. Afin de se protéger de lui. De l’éviter.
Et cette faute, ainsi que la sanction qui l’accompagne est transmissible. On est aujourd’hui choqué, et à juste titre, par ce poids de la faute des parents retombant sur les épaules des enfants. Et d’ailleurs la théologie biblique elle-même a évolué à ce sujet, déjà dans le Premier Testament, et ensuite avec Jésus, en affirmant d’une part le caractère personnel des fautes, d’autre part l’amour de Dieu, qui l’emporte toujours sur sa colère. C’est ce qu’on entend déjà par ces paroles : ils exercent la bienveillance jusqu’à la millième génération.
Enfin, dernier danger concernant Dieu, le pire peut-être : “utiliser en vain son nom”. Là encore, on ne peut en rester à la seule extériorité de l’interdit, car ce qu’il vise est le cœur de l’être, et ce qu’il implique, c’est l’attitude envers le prochain, envers le monde. Prononcer le nom de Dieu en vain, c’est se servir de Dieu pour commettre l’injustice, pour violenter, tuer, asservir. C’est mentir et pervertir la parole. C’est se déclarer tout-puissant et prendre finalement la place de Dieu. Les exemples historiques et actuels sont hélas trop nombreux : guerres de religion, inquisition, djihad islamique, fanatisme… Réduction des femmes au rang d’esclaves. Tout cela au nom de Dieu et de sa volonté.
Aussi ce qui se dessine en ombre portée derrière ces interdits, c’est la requête insistante du Dieu biblique invitant à le connaître et à l’écouter.
À le connaître comme Dieu de compassion et Dieu de justice.
Dieu qui a donné vie, Dieu qui a libéré de l’esclavage, Dieu qui donne une Loi pour assumer cette vie et cette liberté dans la justice et la compassion fraternelles. Dieu qui donne le shabbat pour le repos de tout labeur et qui plus tard donnera aussi le jubilé pour la remise de toute dette.
Mais ceci nous introduit dans les commandements qui concernent le prochain. Je ne vais pas insister sur le shabbat, dont j’ai dit tout à l’heure qu’il s’agissait d’une loi religieuse, concernant la relation à Dieu, mais aussi d’une loi éthique concernant la relation au prochain, et même d’une loi à portée cosmique, puisqu’ elle donne une orientation à l’être au monde. Et je passerai donc au 5ème commandement : “Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que l’Éternel ton Dieu te donnera.”
Seul commandement positif concernant un prochain, et pas n’importe quel prochain, puisqu’il s’agit des parents. Les parents, au cœur du Décalogue. Cela n’a rien d’étonnant si l’on songe qu’ils sont le pilier de la transmission de génération en génération.
Honorer : le verbe hébreu ainsi traduit peut aussi se traduire par glorifier, il contient l’idée de poids.
Donner du poids aux auteurs de ses jours.
Leur accorder l’importance qui leur est due. Il ne s’agit pas de les mettre à la place de Dieu bien sûr. Mais par la considération accordée à ceux qui nous ont précédés, il s’agit de s’inscrire dans le cours du temps et de l’histoire. Ce peut être le sens de la récompense annoncée : “afin que tes jours se prolongent sur la terre que Dieu te donnera.”
Enfin nous trouvons les 5 autres commandements, tous sur le mode de l’interdit, et qui dessinent les dangers fondamentaux menaçant la vie des hommes entre eux :
- Le meurtre ;
- L’adultère ;
- Le vol ;
- Le faux témoignage ;
- La convoitise ou envie.
Il n’est pas possible de s’étendre dans le cadre de cette prédication, et donc de commenter chacun de ces interdits, car cela prendrait trop de temps. La seule remarque que je voudrais faire concerne la différence qu’il faut établir entre le meurtre, l’adultère, le vol, le faux témoignage, qui relèvent d’actions précises, et la convoitise, ou envie, qui relève du for intérieur, du sentiment, et pourrait-on dire, de la tentation. Car une faute commise et une tentation éprouvée ne sont pas la même chose.
Mais si l’on songe à la place que prennent les histoires de jalousie et de rivalité dans la Bible et dans l’histoire humaine, et à leurs conséquences désastreuses, on se rend compte que cette dernière parole du Décalogue est fondamentale pour l’attitude envers le prochain, mais aussi envers Dieu. Car n’est-ce pas souvent la convoitise, la jalousie qui ont généré le vol, le meurtre, l’adultère, le faux-témoignage, le parricide ou l’infanticide, mais également l’idolâtrie, l’utilisation en vain du nom de Dieu, le désir de se faire un nom par soi-même ou d’être comme des dieux.
On voit alors comment la première Parole, ou Dieu se présente comme le Dieu qui libère de la maison de servitude, rejoint la dernière Parole, dans un désir absolument bienveillant de préserver l’humain du pire danger qui le guette : la servitude envers ses propres fantasmes et désirs de puissance, l’esclavage envers la maladie mortelle de la jalousie et de la rivalité.
Et si l’on sent cela, on comprend aussi que cette adresse des dix paroles dépasse le cadre de la seule Alliance où elle a été prononcée, et que cette histoire singulière d’un peuple avec son Dieu peut être emblématique de chacune et de toutes les histoires des hommes avec ce Dieu Un. Car il y est question de ce que nous sommes, des dangers qui nous menacent, et qui sont d’abords intérieurs à nous-mêmes, mais surtout d’un Dieu dont le dessein est notre libération, notre vie, notre bonheur.
Amen.
Pasteur Hervé STÜCKER
Rennes, dimanche 3 novembre 2024