Prédication
Le passage de l’Evangile de Luc que nous avons lu commence fort avec une phrase particulièrement rude à entendre. Jésus demande t’il vraiment à la foule qui le suit et par extension, à nous aujourd’hui de haïr les membres de notre propre famille ? Pose t’il cette haine comme une condition pour être son disciple ?
Je ne comprends pas… c’est insupportable et même dangereux. Mais surtout, cela est en complète contradiction avec tant d’autres paroles qui nous ont été rapportées dans les Evangiles : « Aime ton prochain comme toi-même », ou encore son commandement nouveau « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé ». mais aussi « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous sauront que vous êtes mes disciples. »
Pourtant, j’ai vérifié, il s’agit bien du verbe « haïr », miseo en grec, qui a donné en français les mots mysogynie « haine des femmes », « mysantrope », la détestation du genre humain.
« Si quelqu’un vient à moi et ne déteste pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ».
C’est clair et net, si un prédicateur errant haranguait les foules avec ces mots, aujourd’hui dans nos rues, on crierait sans aucun doute à la dérive sectaire. Oui, il y a de quoi être choquée et on sait les conséquences désastreuses qu’un tel verset avalé tel quel a pu avoir dans l’histoire.. des générations entières éduquées au renoncement, à l’oubli de soi, à une soumission mal comprise au nom d’un Dieu tyrannique.
Le récit équivalent dans l’Evangile de Matthieu est un peu moins choquant : On peut y lire « celui qui préfère » son père, sa mère etc n’est pas digne de moi.
Il faut dire qu’à l’époque, le choix de suivre Jésus pouvait diviser des familles et c’est encore le cas aujourd’hui dans certaines parties du monde. Mais tout de même, pourquoi ce mot si radical de « haine », « haïr » ?
Je vous propose deux interprétations ce matin qui me semblent éclairantes pour nos vies et qui se complètent.
Premièrement, Jésus nous parle de nos liens relationnels et rappelle qu’il en est le fondement, la source.
Nous sommes en effet des êtres de relation. Nos vies sont tissées de relations familiales, amicales, amoureuses, et nous évoluons au cœur de ces liens. Parfois ces relations sont saines mais elles peuvent aussi être toxiques. Ce lien qui nous unit à une autre personne peut alors devenir une chaîne qui nous rend esclave. Au fur et à mesure que notre vie se déroule, certaines relations laissent des blessures, des cicatrices ou des nœuds psychologiques qui nous empêchent d’être pleinement libres. Il peut s’agir par exemple de jalousie entre frères et sœurs, d’amour passionnel, fusionnel, d’un amour étouffant envers notre enfant ou au contraire d’une indifférence destructrice, une relation toxique avec un de mes parents ; des relations où peuvent grandir des malentendus, des rancœurs ou des non-dits qui restent longtemps au fond du cœur etc…
Je vous propose de prendre quelques instants pour entrer en vous-mêmes et laisser apparaître les visages de personnes auxquelles vous pensez lorsque je parle de cela.
-Silence
Le problème, c’est que tout cela prend de la place et peut venir recouvrir et étouffer la source de vie qui est en moi, l’Esprit de Dieu en moi, ce lieu intime ou la vérité qui rend libre cherche à s’exprimer.
Et si Jésus nous invitait à détester ce qui, dans ces relations-là, nous empêche de vivre en lui et l’empêche de vivre en nous ? « Je suis la source d’eau vive » a-t-il dit à la Samaritaine. Il nous invite à avoir le courage de couper ces chaînes-là pour devenir pleinement sujet de notre vie.
Assumer de répondre à cette source-là est loin d’être évident et parfois cela demande de prendre de la distance avec les personnes qui m’en empêchent, cela demande de porter sa croix, choisir cette fidélité à Jésus, à la source d’eau Vive, même s’il elle n’est pas comprise par les autres. Choisir d’être pleinement sujet de sa vie.
Le Christ est le seul à connaitre les chemins de fidélité à moi-même. Il est le seul, si j’ose le face à face avec lui, à pouvoir accompagner et encourager la vie à se déployer en moi. Il est celui qui m’aide à renoncer aux relations qui m’abîment et ne me comblent pas. Ce face à face régulier et en vérité avec le Christ en moi délie et dénoue ce qui m’enchaine.
Jésus dans ce passage, évoque aussi la question des biens matériels. « Quiconque ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple ». Plus tard dans le même Evangile, il dira que l’on ne peut servir deux maîtres : Dieu et l’argent. Dans la même logique que pour les relations, nous pouvons être prisonniers et même esclaves de biens matériels qui entravent notre liberté et nous éloignent de nous-mêmes.
La deuxième interprétation consiste à dire que Jésus nous demande de le suivre avec toutes les haines que nous portons en nous afin qu’il puisse les guérir. Cela demande de se laisser aimer par lui dans toute notre vérité, même celle qu’on a tendance à se cacher à nous-mêmes. Il nous invite à prendre le temps de sonder les relations qui font nos vies pour le laisser porter sa lumière dessus. Se présenter à lui avec notre capacité de haine, notre mémoire, nos blessures accumulées bref : déposer à ses pieds notre sac de nœuds, de complexes, tout ce qui nous tient enchainés, car lui peut briser les chaînes.
L’histoire d’Onésime dans l’épître à Philémon est un bel exemple de transformation radicale de la relation, transformation à la racine. Onésime était l’esclave de Philémon. En Christ, il change de statut : Il était sa « propriété », il est libéré et devient son frère, dans un rapport d’égalité.
Le cœur de l’Evangile est une libération par la réconciliation.
Jésus cherche peut-être à nous faire comprendre qu’il ne veut pas des disciples qui simulent la perfection en camouflant comme ils peuvent les parts sombres de leur cœur. Il nous accueille à sa suite comme des sujets conscients de la croix qu’ils portent, libérés de devoir la porter seuls.
Alors, comme celui qui s’assoit avant de construire une tour, prenons le temps d’habiter ce lieu en nous, noyau intime impénétrable, lieu de rencontre avec le Chemin, La Vérité et la Vie pour qu’Il nous libère.
Amen