Cet été, avec mon épouse Hervine, nous sommes passés et arrêtés dans la commune de Pont Croix, au Cap Sizun, au bout du bout de la Bretagne et de la France, pas très loin de la pointe du Raz.
Là, en nous promenant dans cette petite cité aujourd’hui bien calme mais qui a eu un passé fleurissant, nous avons visité une exposition sur Victor Camus, photographe du XIXe siècle et qui a la particularité d’avoir, toute sa vie, bataillé pour faire reconnaître la photographie comme un art.
Ses photos, magnifiques, sur la campagne bretonne du Cap Sizun sont à la fois des instantanés mais également des œuvres travaillées lors du développement.
Ainsi, il faisait de la photo un regard certes mais aussi, par ce travail, un propre regard.
(l’expo est visible à Pont Croix encore jusqu’au 6 novembre)
Pendant longtemps, la photographie nécessitait un appareil spécifique, une technique spécifique, une sensibilité spécifique… et même une patience et un temps spécifique où l’image apparaissait doucement sous la « lumière noire » du laboratoire… La dimension artistique de la magie était aussi tentée du mystère magique de la chimie.
La photo était considérée comme une ouverture sur le monde, sur les gens.
Les grands photographes nous aident même parfois à transformer notre regard sur le réel, à l’élargir, à faire découvrir des contrées, des peuples lointains, mais aussi à découvrir ce qu’on ne voit pas quand on jette seulement un regard distrait…
Un appareil photo était un objet « magique », presque une œuvre d’art de technicité…
Aujourd’hui, nous avons tous un appareil photo sur nous.
Oui, l’appareil photo est un des accessoires de notre « smart phone » qui est bien plus qu’un téléphone.
Nous prenons des photos pour un rien : un souvenir, une preuve…
Sur les milliers de photo prise chaque jour, combien sont-elles véritablement conservées dans notre mémoire humaine.
Peut-être facilité par cet accès immédiat à un moyen de prendre des photos, nous avons vu apparaître la mode des « selfies », ces photos que l’on prend de soi-même dans toutes les situations.
Cette mode est un phénomène révélateur de notre société.
Avec le selfie, l’objectif se retourne !
Le photographe ne porte plus un regard sur le monde, mais sur lui-même !
Le photographe se photographie lui-même, il se met en scène de manière permanente et distribue tous azimuts les selfies sur les réseaux sociaux, comme s’il avait besoin de cela pour exister aux yeux des autres.
Moi avec mes amis ou moi avec telle célébrité, moi devant tel monument ou moi à tel moment,
Peu importe si je suis au premier plan et que loin derrière il y a l’autre avec qui je peux et je veux être sur la photo sans forcément le lui avoir demandé.
On voit bien que dans tout cela il est question du regard.
Un regard porté sur le monde, sur les autres, sur la beauté de la nature ou un regard celui où l’objectif se focalise sur soi (en anglais « self » d’où le mot selfie !) l’objectif se focalise donc sur soi et là je deviens le centre de l’univers.
Le selfie est un des symboles marquant du narcissisme de notre époque.
L’appel de Jésus sonne totalement à contre-courant d’un tel comportement !
« Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même ». C’est bien l’anti-selfie par excellence, l’anti-narcissisme !
Suivre le Christ, ce n’est plus se regarder soi-même, ne plus se situer au centre du monde, ne plus toujours se mettre en scène et dépendre du regard des autres, mais c’est s’oublier un peu.
Cet appel est à contre-courant de notre société d’exposition de soi et de concurrence.
Mais cet appel de Jésus est aussi difficile à entendre pour les croyants.
Dans certains milieux chrétiens, ce renoncement à soi était présenté et vécu comme une sorte de sacrifice, de chemin étroit, sans joie, morbide, une interdiction de tous les plaisirs et pouvait favoriser un terrible mépris de soi.
L’accent était porté uniquement sur cette mort à soi-même, et il était placé sous le signe du moins…
C’est oublier que le chemin indiqué par Jésus avait pour but de conduire à la Résurrection, à la vie en plénitude, à la joie, à un gain formidable de liberté !
Dans le monde chrétien, nous l’avons parfois oublié et la dynamique de l’évangile s’est souvent transformé en une piété triste… Souvent critiqué, moqué !
« Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même« .
Cette exhortation ne signifie donc pas une humiliation devant un Dieu qui voudrait nous abaisser, car elle vient de la part de Dieu qui lui-même s’abaisse jusqu’à nous !
Elle n’est pas non plus un appel à se mépriser, puisqu’elle s’adresse à nous en tant qu’enfants de Dieu, au nom de la liberté reçue de Dieu !
L’appel consiste donc à ne pas avoir peur de vivre concrètement cette liberté, sans en craindre les conséquences, libérés que nous sommes du regard et du jugement d’autrui.
Il s’agit de renoncer à notre « ego » étroit, limité, possessif, qui cherche par tous les moyens à se préserver, pour pouvoir entrer dans une dimension plus large.
Jésus invite ses disciples à entrer dans la même dynamique que lui-même a vécue : un chemin de décentrement afin de se recentrer sur Dieu et sa volonté d’amour et de s’ouvrir aux autres !
Ce n’est pas alors la mort qui est au bout de ce chemin, mais bien la résurrection, la vie en plénitude, le gain en liberté !
Nous sommes si souvent prisonniers de nous-mêmes, de nos possessions, de nos rôles, du regard des autres sur nous, de leur jugement, de toutes ces stratégies pour nous créer une identité….
Le renoncement à soi est donc bien un chemin de libération : Il nous permet de ne pas trop nous regarder nous-mêmes pour nous permettre d’élargir notre regard sur le monde, sur autrui.
C’est bien le contraire du selfie ! Je n’ai pas à me mettre en scène, au centre de toutes les situations, l’objectif toujours braqué sur moi, ce qui est étouffant !
Je peux retourner l’objectif, et acquérir un regard assez limpide, parce que non brouillé par ma personne, mes préjugés, mes besoins, pour regarder vraiment ce monde qui nous entoure et les autres avec attention, respect, amour.
Je peux, comme un vrai photographe, alors acquérir ce regard qui discerne la beauté des êtres et des choses, même dans des situations de détresse ou de sordide.
Ou plutôt, car c’est encore attacher trop d’importance au « je », être assez vide pour me laisser traverser par le regard divin qui donne à chaque être sa beauté, qui la relève et la fait entrer dans la vie.
Alors peut se créer, à la suite du Christ qui a choisi ce chemin de renoncement, une communauté qui va à l’encontre du narcissisme de notre société, une Eglise, où chacun se met au service de l’autre, dans la réciprocité de l’amour, une Eglise qui accepte l’autre dans sa différence et sa complémentarité, une Eglise où chacun peut trouver sa place.
Amen.