La charge qui écrase et le lien qui libère
Matthieu 11, 25-30
En ce temps-là, Jésus dit : Je te célèbre, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux sages et aux gens intelligents, et que tu les as révélées aux tout-petits.
Oui, Père, parce que tel a été ton bon plaisir.
Tout m’a été remis par mon Père, et personne ne connaît le Fils, sinon le Père, personne non plus ne connaît le Père, sinon le Fils et celui à qui le Fils décide de le révéler.
Venez à moi, vous tous qui peinez sous la charge ; moi, je vous donnerai le repos.
Prenez sur vous mon joug et laissez-vous instruire par moi, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos.
Car mon joug est bon, et ma charge légère.
« Prenez sur vous mon joug », « tu as caché ces choses aux gens intelligents pour les révéler aux tout-petits » … Pour certaines personnes, ces paroles énigmatiques de Jésus, lues un peu rapidement, auraient de quoi conforter leurs préjugés sur le christianisme : voilà une religion qui nous demande de ne pas réfléchir, et de nous soumettre à une charge, à une domination, sans poser de questions !
Et ne nous voilons pas la face : tout au long de l’histoire, les Églises ont malheureusement fourni de nombreuses occasions de conforter ce point de vue…
Même nous, cette mention du joug a de quoi nous interpeller.
Ne lisons-nous pas régulièrement – comme aujourd’hui – ces versets d’Esaïe qui appellent à « dénouer les liens du joug, renvoyer libres ceux qu’on écrase et rompre tout joug » ?
Et Jésus lui-même n’appelle-t-il pas constamment à la libération ? N’y a-t-il pas là une contradiction avec cet appel à prendre un joug souvent symbole de domination ?
Pour y voir plus clair, remettons ce passage dans son contexte…
L’Évangile de Matthieu, dont sont extraits ces versets, nous montre un Jésus profondément humain, qui guérit, libère, se place du côté de celles et ceux qui sont dominé·es, et se montre prêt aussi à assumer une certaine conflictualité, bien loin d’un appel à se soumettre sans rien dire.
Dans les versets précédents, Jésus vient d’évoquer son passage dans différentes cités. Il fait le constat d’une société profondément hiérarchisée.
À un extrême, des experts de la Torah, ces soi-disant « sages et intelligents », qui connaissent les textes de loi sur le bout des doigts, soucieux d’observance rituelle et sûrs de leur bon droit, qui passent leur vie en discussions sur ce qu’il conviendrait de faire dans tel ou tel cas, rivalisant de jurisprudences… mais qui se montrent fermés à son message.
De l’autre, ces « petits » : ici, il ne s’agit pas des enfants (encore que !) mais des non-lettrés, des paysans, qui sont pris de haut ; toutes celles et ceux qui sont en bas de l’échelle et qui ne comptent pas aux yeux des « sachants ».
En matière de religion, ce sont ces lettrés dominants qui donnent le ton.
Dans l’Évangile de Matthieu, ces personnages incarnent un légalisme stérile, où la foi n’est pas affaire de spiritualité qui libère et ressource, mais de prescriptions à respecter.
Aux difficultés de la vie de tous les jours, du labeur quotidien, ceux-ci viennent rajouter le poids de toutes les injonctions auxquelles il faut répondre pour être en conformité, chargeant les gens d’un fardeau comme on chargerait des bêtes de somme.
Cette situation peut nous sembler lointaine en 2023.
Dans nos sociétés sécularisées, nous ne sommes plus vraiment sous l’influence d’autorités religieuses toutes-puissantes qui édictent des prescriptions à suivre à la lettre pour gagner son salut.
Mais le fardeau du conformisme n’a pas disparu, il s’est juste transformé.
Aux difficultés de la vie de tous les jours, à une charge mentale parfois si lourde, il faut ajouter toutes les injonctions, parfois contradictoires, d’une société du paraître et de la compétition, qui ne tolère pas la fragilité propre à notre condition humaine.
Il suffit d’aller jeter un œil aux couvertures des magazines pour entendre toutes ces injonctions, qui font de la réussite une obligation.
Sois un winner, compétitif et dynamique !
Sois toujours sportif et mince, et jamais fatigué·e !
Sois une mère parfaite, une travailleuse investie, qui gère parfaitement son emploi du temps, reste séduisante et garde le sourire en toute circonstance ! Reste dans la course, suis la mode, et surtout, fournis en permanence sur les réseaux sociaux la preuve que tu fais tout bien comme il faut !
Et si tu n’y arrives pas, nous susurre cette voix, si tu n’as pas un corps conforme aux normes des publicités, si tu n’es pas au top dans ton travail, c’est sans doute que tu as un problème et que tu ne fais pas de ton mieux !
Mais toutes ces injonctions à un bonheur de surface de la société de consommation, qui peut réellement les suivre ?
Mais revenons au Ier siècle et à nos « sages » qui prétendent maîtriser la façon d’être en règle avec Dieu. Jésus, lui, s’insurge contre toutes ces autorités plus soucieuses de conformité que de vie spirituelle.
Et il renverse radicalement les perspectives. Ce ne sont pas ces lettrés, ces grands spécialistes de la loi plongés dans leurs polémiques stériles, qui peuvent vraiment connaître Dieu ; mais précisément les petits, les méprisés, « ceux qui ne sont rien », auxquels Jésus propose de partager ce qu’il connaît de son Père, en venant apprendre auprès de lui.
Mais que veut-il dire en appelant à « prendre sur nous son joug » ? Après avoir reproché aux lettrés de charger les gens comme des bêtes de somme, veut-il faire de même à son tour ?
De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque un joug ?
À l’époque des tracteurs, alors que la majorité d’entre nous vit en ville, le joug n’évoque plus pour nous qu’une image archaïque ou un symbole de domination.
Mais au temps de Jésus, dans une société rurale, le joug était d’abord un outil indispensable pour la vie quotidienne. Cette pièce de bois permettait d’atteler ensemble deux animaux de trait pour les faire marcher ensemble et utiliser au mieux leurs forces.
Or lorsque Jésus nous propose de nous donner le repos en prenant son joug, ce n’est pas pour jouer le rôle du charretier ou du laboureur qui domine.
Car face au diable qui lui demandait de prouver qu’il était fils de Dieu, Jésus a répondu en tant qu’humain, en acceptant la même condition que nous, sans se mettre au-dessus des autres.
Et il veut nous proposer de faire attelage ensemble, lui et chacun·e de nous, côte à côte, pour porter ensemble ce joug, ce simple commandement de l’amour de Dieu et du prochain.
Prendre sur nous son joug, c’est s’accorder ensemble, marcher au même pas, pour porter ensemble une charge que nous ne pourrions porter seul·e.
Partager une intimité côte à côte pour tracer ensemble notre sillon.
Joue contre joue sous le joug, pour ainsi dire, dans une proximité où on peut tout se confier.
Et, dans cette intimité, découvrir une autre image de Dieu.
Non pas une entité lointaine et écrasante, non pas un concept abstrait compliqué, mais un Dieu qui se fait proche, qui se dévoile dans la simplicité et l’humilité, dans nos expériences de chaque jour.
Portant le même joug, marcher aux côtés de Jésus.
Lui, solidaire de nous, partageant nos joies, nos peines, nos galères, nos coups de fatigue.
Nous, solidaires de lui, dans son abaissement comme dans sa résurrection. Et si, lorsque nous traçons le sillon de notre vie, nous trébuchons sur des pierres et pataugeons dans la boue, nous savons que lui aussi a eu les pieds dans la boue.
Oui, ce joug reste un lien, qui ne va pas sans certaines exigences.
Mais ce serait s’illusionner que de supposer que nous pouvons traverser cette vie sans aucun lien, aucun poids à porter (à moins d’en faire porter le poids à d’autres !).
Et ce lien est un lien qui libère. Car Jésus ne partage pas seulement avec nous la charge de notre condition humaine. Il nous délivre d’un poids écrasant, de l’idée que nous devrions tout porter, tous seuls, sur nos épaules.
Que nous ne pourrions réussir nos vies qu’en nous chargeant du fardeau écrasant de la conformité et de la performance.
Que nous devrions mériter nos existences.
Il nous fait prendre conscience que nous n’avançons pas par nos seules forces, mais qu’un autre tire avec nous, à côté de nous.
Les personnes qui ont fait l’expérience du burn-out, pour elles ou leurs proches, le savent : lorsque nos vies sont trop lourdes à porter, nous avons souvent du mal, de nous-mêmes, à demander de l’aide à d’autres.
Souvent, nous sommes pris·es dans une spirale infernale où nous préférons nous incriminer parce que nous ne nous sentons pas à la hauteur. Et il est fréquent alors, soit de se recroqueviller sur soi, soit de poursuivre la fuite en avant au risque de mettre sa santé en danger. C’est alors souvent d’un autre, d’un proche, que vient la prise de conscience qui brise le cercle vicieux. Jésus est cet autre qui voit notre fatigue et vient nous décharger de ce qui nous écrase.
Celui qui s’abaisse pour se mettre à côté de nous et nous dire : « Tu n’es pas seul·e, je suis là. Prends du repos, je détache tes fardeaux. Et ce qui doit vraiment être porté, je le porterai avec toi ».
Amen.